Notre bon vieux cochon est un animal à deux visages : adoré et dénigré, indispensable et diffamé, il partage notre quotidien depuis des millénaires tout en étant cantonné dans la fange.
Un animal unique en son genre
Mais qu’est-ce qu’un cochon ? Cette question toute simple a alimenté beaucoup de recherches. Voici comment un spécialiste de l’Histoire naturelle, le comte de Buffon, a défini l'animal au XVIIIe siècle :
« Ces animaux sont singuliers ; l’espèce en est, pour ainsi dire, unique ; elle est isolée, elle semble exister plus solitairement qu’aucune autre, elle n’est voisine d’aucune espèce qu’on puisse regarder comme principale ni comme accessoire, telle que l’espèce du cheval relativement à celle de l’âne, ou l’espèce de la chèvre relativement à la brebis ; elle n’est pas sujette à une grande variété de races comme celle du chien, elle participe de plusieurs espèces, et cependant elle diffère essentiellement de toutes […]. Par les extrémités [le cochon] ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés solipèdes, puisqu’il a le pied divisé ; il ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés pieds fourchus, puisqu’il a réellement quatre doigts au dedans, quoiqu’il n’en paroisse que deux à l’extérieur ; il ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés fissipèdes, puisqu’il ne marche que sur deux doigts, et que les deux autres ne sont ni développés, ni posés comme ceux des fissipèdes, ni même assez allongés pour qu’il puisse s’en servir. Il a donc des caractères équivoques, des caractères ambigus, dont les uns sont apparents et les autres obscurs. Dira-t-on que c’est une erreur de la Nature, que ces phalanges, ces doigts, qui ne sont pas assez développés à l’extérieur, ne doivent point être comptés? […] Cet animal est encore une espèce d’exception à deux règles générales de la Nature, c’est que plus les animaux sont gros, moins ils produisent, et que les fissipèdes sont de tous les animaux ceux qui produisent le plus ; le cochon, quoique d’une taille sort au dessus de la médiocre, produit plus qu’aucun des animaux fissipèdes ou autres ; par cette fécondité, aussi bien que par la conformation des testicules ou ovaires de la truie, il semble même faire l’extrémité des espèces vivipares, et s’approcher des espèces ovipares. Enfin il est en tout d’une nature équivoque, ambiguë [...] » (Histoire naturelle, V, 1755).
Un drôle de pachyderme
Le cochon ne sort pas de la basse-cour mais de l'espèce des suidés dont serait aussi originaire son cousin le sanglier, autrement plus agressif. L'Homme n'a pas tout de suite succombé à ses charmes puisque ce n'est qu'il y a 10 000 ans qu'il a rejoint chiens et brebis dans l'entourage des premiers éleveurs d'Asie mineure et orientale.
Les conséquences ne se font pas attendre : taille, membres et dents perdent en longueur tandis que les pattes s'alourdissent. Le pachyderme commence alors à prendre ses aises autour de la Méditerranée et fait un malheur sur les tables grecques puis romaines où il remplace moutons et bœufs, préservés pour la laine et le travail des champs.
À quoi en effet peut bien servir un cochon ? À être mangé, pardi !
De « cochon » (nom créé à partir de l’onomatopée grecque kos-kos qui traduit ses grognements), désignant l'animal vivant qui gambade lourdement, il devient, une fois tué et dépecé, « porc » (du latin porcus), le futur jambon qui va finir dans l'assiette.
Mais attention, notre porc n'est pas destiné à n'importe quelles papilles : c'est d’abord aux dieux de goûter la chair des porcelets, choisis selon un critère précis, comme le rappelle Pline : « l'on a observé que ceux dont la queue se replie à droite sont une offrande plus agréable aux dieux ».
Et même si cet auteur se moque du « plus brut des animaux », il aime à raconter que « des porcs emmenés par des pirates reconnurent la voix de leur maître et revinrent au rivage en se jetant tous du même côté » (Pline, Histoire naturelle, Ier siècle). Pas si bête !
Si certains ont fini sur la table des riches Romains, leurs cousins sangliers (du latin singularis pour évoquer un cochon solitaire) ont été bien rares à achever leur carrière lors des banquets des villages gaulois, notamment ceux qui résistaient encore et toujours...
Il faut s'y faire : Obélix est bien le seul à faire la chasse au sanglier pour se nourrir ! Ses compatriotes préféraient la culture de la terre et ne traquaient que par plaisir et bravade cet animal symbole de courage.
À table ! « L'art sait ajouter à la qualité des foies des truies, comme à celui des canards : cette invention est due à M. Apicius [cuisinier de Tibère, Ier siècle]. On engraisse ces truies en les gorgeant de figues sèches ; et quand elles sont grasses, on les tue, après les avoir abreuvées de vin miellé. Nul autre animal n'offre une matière plus féconde au talent des cuisiniers. Chacune des autres viandes a son goût propre et particulier ; celle de porc présente la variété d'à peu près cinquante goûts différents : de là cette foule de lois censoriales pour prohiber dans les festins les mamelles, les glandes, les rognons, les matrices, les hures [têtes][…] La chair de sanglier a eu aussi sa vogue. [...] [Il s'agit d'un] luxe aujourd'hui si commun ! Les annales l'ont constaté sans doute pour accuser nos mœurs ; car aujourd'hui l'on place sur une table deux et trois sangliers à la fois ; et ce n'est pas même pour tout le repas, mais pour le premier service » (Pline, Histoire naturelle, Ier siècle).
Le Moyen Âge se fait du lard
Qui veut rencontrer un cochon au Moyen Âge doit se rendre dans la forêt. Notre animal s'y nourrit de glands et autres douceurs, farfouillant en semi-liberté, comme aujourd'hui encore en Corse, ou sous la garde d'un humble porcher. Omnivore comme l'homme, il avale tout ce qui lui paraît digeste et goûteux.
Une fois bien pansu, il passe sous le couteau du boucher et l'on a soin d'en récupérer toutes les parties.
Quelques morceaux sont immédiatement consommés. Mais l'essentiel est préparé pour une consommation différée dans les semaines et les mois à venir.
Sa graisse se conserve en pots ou sous forme de couenne ou de lard. La viande maigre est cuite, additionnée de graisse et transformée en patés et rillettes. Elle est aussi fumée ou salée, selon les régions, et transformée en saucisses et saucissons. Les deux cuisses arrière, bien charnues, sont salées et fumées pour devenir de succulents jambons. Le sang, mélangé à de la chair et de la viande, est transformé en boudin.
Les boyaux et intestins, lavés avec soin, servent à la fabrication des saucisses, saucissons et boudins. Toutes les parties non comestibles sont aussi récupérées pour des artefacts comme des brosses en soies ou poils de cochon.
Facile à nourrir, le porc, véritable garde-manger ambulant, offre aux paysans leur principale source d'alimentation carnée et une source d'inspiration infinie en matière gastronomique... Le rusé Renart l'apprécie aussi : « Il monte sur le faîte, creuse et ménage une ouverture, passe, arrive aux bacons, les emporte, revient chez lui, les coupe en morceaux et les cache dans la paille de son lit » (Le Roman de Renart, XII-XIIIe siècle).
Une place à part doit être faite au cochon urbain, éboueur sur pattes que l'on voit divaguer en quête de pitance à tous les coins de rue, voire carrément au milieu des tombes. C'est pour les prémunir de son solide appétit que le roi Philippe Auguste fit entourer de hauts murs le cimetière des Innocents à Paris. L'animal est gourmand certes, mais peu sportif...
À l'origine d'innombrables plaintes de jardiniers ou commerçants spoliés qui vont encombrer les tribunaux, le cochon est un élément accidentogène pris au sérieux par les autorités. N'a-t-il pas changé le cours de notre Histoire en faisant chuter de cheval le prince Philippe, fils aîné du roi Louis VI le Gros, en 1131 ? (...)
https://www.herodote.net/Tout_est_bon_dans_le_cochon_sauf_le_caractere_-synthese-2094-379.php
Comments